S’il n’ouvre pas la porte, je la défonce. S’il l’ouvre, je la défonce aussi. Il l’ouvre. Je fonds en larmes. Il ne comprend rien, comment comprendrait-il, c’est un homme, et que peut un homme en pareilles circonstances si ce n’est faire ce que celui-ci fait, me regarder avec un air de veau, c’est terrible de penser que les hommes dirigent le monde. Il ferait mieux de diriger les vaches et de nous laisser le reste.

Je mentirais en disant que je n’ai pas du tout senti que je lui écrasais le pied en passant devant lui. Je m’affale dans le sofa et je continue à pleurer. Ce n’est pas du cinéma. Je suis perdue, totalement. Quand je sors la tête du coussin, il est toujours là, toujours avec son air de veau, il n’a toujours rien dit, sans doute qu’il se dit que c’est mieux, qu’il faut respecter le temps qui m’est nécessaire à l’expression et que poser une question risquerait de me voler une parole. Quel con. Je ne suis pas pour les machos mais franchement, quelle moule, on est là au milieu du salon, il me regarde comme si le test avait sondé son corps. C’est du mien qu’il s’agit. Des nôtres. Je ne suis plus seule en moi.

– J’ai un truc à  te dire
– D’accord

Il sourit. S’il garde son calme je lui en mets une. Je lui explique, inutile d’essayer de me rappeler ce que j’ai dit exactement, je parle de ça. Il ne me regarde plus. Il regarde ses pieds.

–    Il y a un trou dans ta chaussette gauche ?

– Rideau –

Je me demande à quoi il pense maintenant. S’il se doute de ce que j’ai décidé de faire, sans lui, sans lui, sans lui, de jours en jours, hors de lui. Lui est toujours au même endroit. Bien sûr. C’est un endroit que je connais bien et pourtant les souvenirs s’enlisent. Ici ça pousse, bientôt ça courra et l’on n’y peut rien, ou si peu, qu’on laisse tomber les bras. Je regarde autour de moi, comme tout est différent, comme j’ai voulu tout si différent pour éloigner son monde de ça, de tout ça, de rien que ça.

Ça a 11 mois. Je veux à peine que tout aille bien, passablement bien. Je veux juste pouvoir dire un jour : « c’est la vie ». La vie qui me brûlait les entrailles au moment de venir à moi. La vie en culottes.

Je ne pense plus ces jours-ci.

Je tourne chaque page. Machinalement.

On verra demain.

J’ai 10 ans. Je descends l’escalier qui mène à l’entrée de l’école. Au pied de l’escalier, des filles blondes pleurent, le visage dans les mains, à chaude larmes. C’est un souvenir du matin, l’arrivée à l’école, à l’arrivée du printemps. J’ai 10 ans et les filles pleurent, elles sont une bonne dizaine, à m’attendre là, sans doute à cause du printemps. Dans quelques jours il fera vraiment, vraiment bon. C’est fou les hormones, même à dix ans.

Mais qu’est-ce qu’il y a je dis ? Mais tu ne sais pas elle dit ? Mais quoi je dis ? Claude François est mort elle dit. C’est qui je dis ? C’est qui je dis ? C’est qui Claude François je dis ?

Depuis le 12 mars 1978, j’attends avec impatience qu’on me change d’école, puis de ville, puis de pays, puis de continent, de planète enfin, afin d’échapper à cette terrible réputation. Mais je suis toujours là, et depuis, je crains comme la peste le retour du printemps.